HAUTES FEUILLES


HAUTES-FEUILLES


 © ROSELYNE PATINET née VINCENT





CHAPITRE I

 
 

Enfin s'achevait cette marche forcenée que sous l'empire de sombres pensées, la vieille servante accomplit, dès l'aube quittant sa retraite, et malgré l'heure grisâtre, coupant à travers bois et prés, si grande était sa hâte de parvenir à destination.
 
Des rouges clartés du soleil levant, Auxeuil surgissait, dominant les collines alanguies du Touvray dont les pentes s'estompaient sous le ciel duveté de brume. Fortifiés de lierres drus, ses remparts ne défiaient plus que les saisons. En leur enceinte tutélaire, ses toits de tuiles brunies se pressaient parmi les frondaisons jaunies, troupeaux séculaires, rassemblés par les vents d'automne, bergers solitaires, nul n'entendait leur complainte douce-amère.
 
La ville reposait encore. C'était jour dominical.
 
Péronne s'achemina par le dédale des rues désertes, et ne rencontra point d'autres mouvements que ceux de la lumière incarnate, de l'ombre mélancolique et frissonnante des branches, de la chute frêle d'une feuille morte sur son épaule… Et plus elle approchait, et plus vite elle voulait aller, et moins elle avançait. Toute alourdie de fatigue sur les pavés arrondis, en vain s'efforçait-elle d'un pas meurtri.
Elle atteignit la place des Cordeliers, il était six heures sonnantes au clocher. Bientôt, elle s'arrêtait devant l'étude de Maître Bauzac ; le panonceau qui s'érigeait au fronton du porche d'entrée, luisait comme un écu d'or.
D'un geste harassé, elle posa son sac de voyage sur le trottoir, et reprenant haleine, considéra les persiennes closes de la haute façade, mais en raison du caractère exceptionnel de ce jour, elle ne douta pas que Maître Bauzac, et Mademoiselle Edmée, sa sœur, ne fussent levés.
Des longs plis de la mante noire qui l'enveloppait, dégageant son bras, elle se haussa vers le heurtoir, saisit l'anneau de bronze, le frappa très discrètement contre la porte, s'apprêtait à le soulever de nouveau, mais il suffit, déjà on accourait dans le vestibule.
 
- Ah ! se reprocha-t-elle aussitôt, je n’aurai point dû m’en venir. On pense que c’est le petit qui arrive.
 
Son embarras fut extrême. Elle se retira sur le trottoir, près de son sac de voyage en grosse toile grège agrémentée de broderies vert sombre et grenat.
 
- Comme on va être déçu de voir que ce n'est point le petit ! Et on va l'être à proportion de l'ardeur que l'on met à tirer les verrous de l'intérieur, à tourner la clef dans la serrure, se désolait-elle à mesure que s'effectuaient ces manœuvres.
 
L'un des battants s'ouvrit, Maître Bauzac se précipita sur le seuil, et s'immobilisa brusquement, interrompu dans son élan.
 
- Péronne ! s'exclama-t-il, consterné.
- Je vous prie de ne point m'en vouloir, Maître, si je n'ai pas attendu que vous veniez me chercher, mais je ne pouvais plus m'endurer. 
 
Du fond de son noir capuchon, maintenu sur sa tête par une épingle à cabochon, elle le regardait, humble et confuse.
 
- Vous en vouloir ! se récria-t-il, chaleureux comme à l'accoutumée. Pauvre bonne et chère Péronne, mais que dites-vous là ! Il était à prévoir que l'attente vous deviendrait insupportable. Nous aurions tant voulu, ma sœur et moi, vous épargner cette dernière épreuve ! Ah ! Que j'ai regret de n'avoir pas su vous ramener sous notre toit quand je vous vois arriver avec ce visage défait. Vous avez grand besoin de réparer vos forces. Allons, vite, entrez ! Ma sœur va prendre soin de vous.
- Qu'elle me suive, ordonna Mademoiselle Edmée, paraissant à son tour, la mine courroucée.
 
Sa voix comme toute sa personne était pleine d'une ronde autorité, Maître Bauzac n'eut que le temps d'effectuer un prompt recul pour la laisser passer, car ne souffrant point de retard dans l'exécution de sa parole, elle fut quérir la vieille servante sur le trottoir, et la soutenant par le coude, elle la conduisit dans la salle à manger, près de la cheminée, où le feu brûlait à grand train.
 
- Péronne ! Enfin ! Perdez-vous le sens ? gronda-t-elle. A votre âge ? Un tel jour ! Venir de Nozay à pieds jusqu'à Auxeuil ? Même en passant par les traverses, ce que vous avez fait, comme en témoignent vos chaussures terreuses, vous n'avez pas moins parcouru cinq bons kilomètres ! 
 
Et ce disant, d'une main preste, elle retirait l'épingle à cabochon, elle faisait tomber le capuchon, elle dégrafait la mante, en débarrassait les épaules qui ployaient sous le faix des plis lourds de brume et de rosée, ce qui ne fut pas sans l'irriter un peu plus.
 
- Dans quel état Richard va-t-il vous retrouver ? Nous qui lui avons dit encore hier soir au téléphone que vos soixante quinze ans se portaient comme un charme, que c'était merveille de vous voir si allante. Il ne faudrait pas qu'il arrive de ce moment, vous êtes à faire peur. Maintenant c'est assise dans ce fauteuil que je vous veux. Au coin de la cheminée. Près de ce feu avec un tabouret sous les pieds.
 
Mademoiselle Edmée joignait activement le geste à la parole, et l'un aussi péremptoire que l'autre.
 
- Je parie que la rosée a également traversé vos chaussures, s'irrita-t-elle encore.
 
Et sans plus, elle déchaussa la vieille servante et tâta l'extrémité de ses bas de laine noire.
 
- Naturellement, ils sont humides ! 
 
Ce qui motiva de plus belle son courroux.
 
- Ah ! Péronne, Péronne, vous avez tout fait pour récolter une bronchite. Mais nous allons prévenir le mal. J'emporte dans la cuisine, votre mante et vos souliers pour les faire sécher devant la cuisinière, et je reviens avec des pantoufles chaudes et une tasse de café brûlant que vous me boirez sans dire mot.
 
La vieille servante ne disait mot non plus, ce qui surprit enfin Mademoiselle Edmée. Est ce que par hasard, elle serait fâchée ? Son attitude le laisserait bien supposer ; elle tournait obstinément la tête vers la cheminée. À moins qu'elle ne présente son visage aux flammes pour se réchauffer… Voyons, Péronne ne pouvait s'offusquer de ses propos, elle connaissait son caractère effervescent.
Même si ses diatribes ne souffraient point de répliques de la part de ses interlocuteurs, il n'était pas dans les habitudes de la vieille servante de les subir sans riposter avec bonne humeur, à plus forte raison de se laisser admonester de la sorte, non plus que d'obéir à ses ordres sans plus de résistance qu'une enfant prise en faute.
 
*
 
Qu'avait donc Péronne ?
 
Sans mot dire à son tour, Mademoiselle Edmée l'observa. Elle se sentait coupable de l'avoir accueillie avec si peu d'aménité ! Elle n'osait l'interroger. Elle voyait bien qu'elle ne répondrait pas. Pourtant, il était impensable qu'elle boudât, Péronne était la bonté même.
Par ailleurs, la fatigue suffisait-elle à expliquer son mutisme, autant que sa passivité ? Elle, si endurante, faisait preuve d'un abattement singulier. Jusqu'à sa respiration qui semblait oppressée. Et il vint à l'idée de Mademoiselle Edmée, pourtant peu perspicace dans ce domaine, que si elle tournait si obstinément la tête vers la cheminée, c'était moins pour présenter son visage aux flammes que pour mieux se retirer tout au fond d'elle-même, comme une bête se cache pour souffrir.
Allons, se reprit-elle aussitôt, quel motif à la vérité ? Ce ne pouvait être que la fatigue. Elle était si robuste encore à son âge qu'une marche même de cinq kilomètres ne pouvait l'abattre à ce point. Elle trottait bien d'avantage chaque jour pour rejoindre au champ, Véronique, cette jeune fille commise à la garde des vaches, dont elle s'était fait l'amie. Seulement ce matin, elle avait dû marcher vite, très vite, aiguillonnée par l'impatience. Et cette marche forcenée la laissait si épuisée, qu'à peine assise, la chaleur des flammes et le moelleux du fauteuil aidant, le sommeil commençait invinciblement de l'engourdir.
Alors qu'elle s'assoupisse ! Rien ne saurait lui être bienfaisant comme une pointe de sommeil pour la rétablir.
 
Mademoiselle Edmée soupira, et sur la pointe des pieds se retira, sans que Péronne y prêta attention davantage. D'ailleurs elle ne la voyait ni ne l'entendait.
Parce qu'elle l'impressionnait très péniblement, elle n'était sensible qu'à l'atmosphère inhabituelle de la salle à manger. Cette pièce qu'elle ne connut jamais que rigoureusement figée dans un ordre immuable, comme si Mademoiselle Edmée la conservait sous un globe de verre pour la préserver des atteintes du temps, elle y découvrait ce matin, une animation extraordinaire.
Dans son désarroi, elle voyait les flammes porter livrée d'azur et d'amarante, tel des hérauts qui précéderaient Richard sur le chemin du retour. Et dans le crépitement des bûches harnachées de mousses verdâtres, elle entendait le galop toujours plus rapproché de leurs rapides coursiers.
Et les rayons du soleil, en pourpoint et toque d'or, tels des pages de légende, n'attendaient-ils pas Richard ? Ils écrasaient contre les vitres un nez curieux. À croire que Mademoiselle Edmée n'avait complètement tiré les rideaux de velours ponceau que pour leur permettre d'assister à son arrivée. Et encore, ne le verraient-ils qu'à travers les dentelles qui voilaient richement les hautes fenêtres.
Et les choses assurément savaient aussi qu'il arrivait. La vieille servante voyait bien qu'elles se réjouissaient entre elles, car elles n'avaient point coutume de refléter ces vives lueurs. Elles les entendaient comme des voix chuchotant. Et c'étaient elles qui emplissaient la pièce de ce pétillement de gaieté qui la contristait si fort.
Il n'était jusqu'aux roses dont les parfums ne s'élevaient comme des rires doux et légers et ne se mêlaient à l'allégresse des choses. Mademoiselle Edmée les cueillit à son lever pour remplacer les sempiternelles bruyères qui se desséchaient d'une année à l'autre dans les vases d'opaline, et qu'elle n'estimait pas de circonstance pour accueillir Richard.
À son intention, elle avait également commencé de dresser la table pour le petit-déjeuner.
Sur la nappe de fine toile blanche ajourée de broderies anglaises, le bleu royal des tasses éclatait avec magnificence ; à leur côté, les cuillères scintillaient comme des gouttes de lumière. Le service en argent aux courbes altières étincelait de tous les feux du matin. Dans la coupe de cristal, la gelée de framboises rutilait au soleil.
Mais l'odeur joyeuse du café annonçait le retour de Mademoiselle Edmée.
 
*
 
Elle marchait avec précaution, de la main gauche soutenant un plateau de cuivre chargé d'une tasse fumante, et de la main droite, portant une paire de pantoufles fourrées.
Avec satisfaction, elle constata que les joues de la vieille servante se coloraient.
 
- Allons, vous vous sentez mieux, n'est-ce pas ? 
 
Péronne préféra la confirmer dans son opinion. Elle répondit par un faible hochement de tête. Mieux valait que Mademoiselle Edmée la crût en proie à la fatigue plutôt que terrassée par de lancinantes pensées. Elle ne comprendrait pas. Elle jetterait les hauts cris. Toujours avec autorité, elle l'aidait à se redresser, installait le plateau sur ses genoux, lui présentait la tasse décorée de myosotis dont le bleu était pâle et doux ainsi que les yeux de la vieille servante.
 
- Buvez Péronne, ce café achèvera de vous réconforter. Il est fort juste ce qu'il faut pour votre cœur, et chaud de manière à ce que vous puissiez le boire sans qu'il refroidisse.
 
Puis elle la chaussa en un tour de main, et ce dernier soin apporté, s'asseyant sur la chaise la plus proche, elle continua de gronder.
 
- Si j'avais su, j'aurai accompagné mon frère, hier soir, lorsqu'il s'est rendu à Nozay. Et je vous assure que moi, je serais parvenue à vous ramener à Auxeuil. De gré ou de force. Mais vous seriez montée dans la voiture, je vous le garantis
- J'avais mes affaires à préparer, dit Péronne entre deux gorgées.
- Vos affaires ! Est-ce que vous ne pouviez pas venir comme vous étiez ? Plus tard, avec Richard, vous seriez retournée à Nozay les prendre.
- J'avais aussi ma maison à ranger.
- Votre maison ! Elle qui reluit toujours comme un sou neuf, vous deviez avoir beaucoup de choses à y faire, en effet ! Ce ne sont là que de mauvais prétextes. Rien à mes yeux ne vous empêchait de quitter votre maison pour venir passer la nuit sous notre toit, comme nous vous le proposions.
- Je ne voulais pas vous déranger.
- Voici enfin avouée la véritable raison pour laquelle vous n'êtes pas venue. Vous ne vouliez pas nous déranger ! Ah ! Péronne, on aura beau dire, on aura beau faire, on ne vous changera pas ! Vous aurez toujours crainte de déranger quelqu'un ! Comme si votre place n'était pas au milieu de nous ! Le temps nous aurait paru moins long ensemble. Et vous ne seriez point dans l'état où vous êtes, encore que votre mine se soit de beaucoup améliorée. Il est vrai que vous n'auriez peut-être pas dormi davantage, admit-elle sur un ton plus conciliant. Mon frère et moi, nous nous sommes couchés très tard. Nous n'en finissons pas de parler, et de Richard, et de ses malheureux grands-parents. Et il nous est doux de penser que votre présence à ses côtés compensera leur disparition. Allons, ne protestez pas ! Nous reconnaissons tout simplement ce qui est.
Certes, vous ne remplacerez pas les chers disparus. Personne ne remplace jamais personne. Mais nous savons que votre présence à ses côtés, ce sera encore celle de ses grands-parents. Richard ne vous a-t-il pas donné dans son cœur un rang égal au leur, en vous appelant Mamé, dès qu'il a commencé à balbutier ? Et de ce jour, pourrait-on dire, a-t-il jamais cessé de se comporter envers vous comme s'il était réellement votre petit-fils ? N'avons-nous pas toujours reconnu, ses grands parents et nous-mêmes qui sommes respectivement ses parrain et marraine, n'avons-nous pas toujours reconnu, dis-je, que si Richard n'était pas votre petit-fils par le sang, il l'était par le cœur ? Autant que ses grands-parents, vous avez contribué à l'arracher à la mort, nuit après nuit, jour après jour. Ce qui explique que votre visage penché sur son berceau aussi souvent que celui de ses grands-parents, s'est confondu avec le leur.
Oui, mon frère disait encore qu'avec vous à ses côtés, il franchirait aisément le cap des souvenirs, tandis que s'il avait dû se retrouver seul dans cette grande maison vide, certainement il aurait franchi le cap, mais quelle nouvelle épreuve pour lui, quelle nouvelle épreuve !
D'où la raison de mon mécontentement tout à l'heure, à votre vue, Péronne. Sachant tout ce que vous êtes pour Richard, il ne faudrait pas qu'à peine arrivé, il court le risque de vous perdre à votre tour.
Il est vrai que vous n'auriez peut-être pas dormi davantage convint-elle de nouveau. Car si nous avons parlé du passé, nous avons aussi parlé de l'avenir. Et l'avenir, c'est marier Richard, cela va sans dire. Vous êtes bien de mon avis, Péronne, que plus tôt il fera souche, mieux cela vaudra ?
Il faudrait que Richard assure en effet sa descendance au plus tôt. Et nous comptons bien sur vous pour l'inciter à prendre femme.
D'ailleurs, je n'entends point lui laisser de répit à ce sujet. Non que je lui en rabattrais les oreilles, mais les yeux. Nous connaissons les meilleures familles de la région, et comme elles sont toutes plus ou moins nanties de filles ou de nièces à marier, je ne perdrais aucune occasion de mettre Richard en la présence de ces dernières. Et mon frère et moi de passer en revue les dites jeunes filles ! Et de supputer les chances que chacune aurait de plaire à Richard ! Cela nous a menés jusque vers les deux heures du matin. Et sans que mon frère et moi nous soyons mis d'accord sur aucune !
De guerre lasse, nous nous sommes retirés chacun dans notre chambre pour essayer de dormir un peu. Mais nous n'avons pas trouvé le sommeil. À quatre heures et demie, j'entendais mon frère qui se levait déjà ! Je ne suis pas restée une seconde de plus dans mon lit ! Nous avons commencé par tempérer notre attente en nous apprêtant.
 
Péronne alors remarqua l'élégance inaccoutumée de Mademoiselle Edmée dans une robe de soie bleue imprimée de motifs délicats blanc et rose fuchsia.
Elle avait poussé la coquetterie jusqu'à farder ses lèvres, poudrer ses joues, et orner de peignes ouvragés son chignon gris argenté, si bien que toute sa personne avait un air de fête. Dommage qu'il fut dans sa nature de gronder toujours.
 
- Mais à mesure que l'heure passe, notre impatience va croissant. Nous feignons de nous occuper, moi de la cuisine à la salle à manger, et mon frère attisant le feu dans la cheminée, pour mieux nous cacher que, en réalité, nous sommes sur le qui-vive, et l'oreille aux aguets, prenant garde de faire le moindre bruit pour mieux entendre ceux de la rue. Ce qui est une façon de parler ! Comme si un dimanche matin à Auxeuil était bruyant ! Rien n'est plus calme ! Au point que c'est moi qui devrais plutôt craindre d'éveiller notre petite ville par mes allées et venues incessantes.
Tel que nous connaissons Richard, s'il dit ne pas arriver avant neuf heures, c'est uniquement et dans le seul but de prévenir toute inquiétude de notre part en cas d'un éventuel retard. Mais il arrivera bien avant neuf heures. Nous pouvons en être certains ! Aussi lorsque nous avons entendu l'anneau heurter la porte tout à l'heure, quelle émotion ! 
- Ah ! Je n'aurais point dû m'en venir si tôt ! se reprocha encore la vieille servante.
- Au contraire Péronne, au contraire, vous êtes la bienvenue. La vertu de votre présence va faire que le temps ne va plus se traîner au ras du sol, mais il va s'envoler maintenant, si bien que Richard sera là sans que nous ayons à souffrir davantage des affres de l'attente et que nous nous écrierons, déjà ! 
 
*
 
Mademoiselle Edmée débarrassa Péronne de son plateau, Maître Bauzac les rejoignait. Maigre et chauve avec distinction, il portait un costume gris sombre, d'un fort beau drap.
Il s'installa dans l'autre fauteuil, vis-à-vis de la vieille servante.
 
- Eh ! bien, Péronne, s'exclama-t-il en se frottant les mains, il est enfin venu ce jour ! 
- Oui, Maître Bauzac, répondit-elle. Il est enf... 
 
Elle n'acheva pas, secouée de brusques sanglots. Ils semblaient devoir la briser. Ils ébranlaient son frêle corps jusque dans son tréfonds.
 
- Mais qu'y a-t-il ? s'enquit Maître Bauzac, se penchant vers elle, plein de sollicitude.
 
Il tenait la vieille servante dans la même estime et dans la même amitié que les Courmont, ses défunts maîtres, la tinrent autrefois.
 
- Oui, Péronne, qu'y a-t-il ? se radoucit Mademoiselle Edmée. Pourquoi ce désespoir ? Quand vous devriez être comblée ?
- Il y a bien une raison à cela ? insista Maître Bauzac.
 
À grand-peine elle expliqua :
 
- Ce sont... de... mauvaises... pensées... qui... me... sont... venues... et... qui... me... tiennent... le... cœur... serré... dans... leurs... griffes... J'ai... le.... sentiment... que... je... ne... vais... retrouver... le... petit... que... pour... mieux... le... perdre ! 
 
Mademoiselle Edmée s'apprêtait à la raisonner avec son autorité coutumière. Maître Bauzac, d'un geste de la main, lui imposa de se taire. Elle ne serait d'aucun secours à la vieille servante, quand il importait de connaître l'origine et la nature de ces mauvaises pensées, pour la délivrer du cruel sentiment qui en résultait. D'ailleurs, si elle était accourue si matin, et ce, au mépris de sa réserve habituelle, n'était-ce pas dans cette intention ? Avant que Richard n'arrive ? Et s'en remettait pour ce faire moins à Mademoiselle Edmée qui tranchait rondement de tout, qu'à lui dont elle savait la compréhension.
 
Il attendit qu'elle soit en état de parler.
 
Elle se ressaisit peu à peu. Ses sanglots se mourraient comme un écho. De la poche intérieure de sa jupe dont l'ouverture se dissimulait parmi les fronces, elle retira un mouchoir qui fleurait bon l'eau de Cologne, et le dépliant, elle essuya son visage raviné de larmes. Enfin sa poitrine exhala par saccades un douloureux soupir.
 
- Après que vous m'ayez eu quittée, commença-t-elle, les mains crispées sur son mouchoir flétri, je me suis affairée pour préparer mon départ. Et quand la maison a été en ordre, n'éprouvant ni la faim, ni la soif, trop heureuse que j'étais, il ne restait plus qu'à me mettre au lit, dans l'espoir que le sommeil me mènerait plus vite au lendemain sur son tapis volant. Hélas ! Je n'avais pas plus envie de dormir que de boire et de manger. Alors, mes pensées se sont mises à errer comme des fantômes sur les terres de Hautes-Feuilles. Et je n'ai point laissé de craindre bientôt à la vue de la ronce, de l'ortie, et du chiendent, qui se disputent chaque motte à l'envie. Car, me disais-je, le petit a beau savoir le domaine à l'abandon, il ne l'a pas moins connu du temps où il florissait.
C'est donc à la lumière de ses souvenirs qu'il va revoir toute chose. Et ne retrouvant plus trace de ce qu'il a connu, n'aura-t-il point le sentiment que Hautes-Feuilles a vécu avec le dernier des Courmont, son défunt grand-père ? Et que remuer cette terre ne serait plus dès lors que remuer la cendre des morts ? De même, lorsqu'il voudra pénétrer dans leur vieille demeure n'aura-t-il point le sentiment de forcer les portes d'un tombeau, car le lierre semble les avoir closes pour l'éternité ?
Et n'est-ce point là ce que veut Monsieur Bertil, son père, me suis-je dite encore. Et n'a-t-il point retenu le petit tant d'années auprès de lui que pour livrer le domaine plus sûrement à la ronce, à l'ortie et au chiendent, de manière à ce que ne retrouvant plus que ruine le jour où il s'en reviendrait, Richard se détache par raison du domaine des Courmont ? 
- Allons, Péronne, croyez-vous que Bertil soit allé chercher si loin ? dit Mademoiselle Edmée, avec une incrédulité voulue.
 
Si pertinentes que fussent les questions de la vieille servante, il convenait de ne pas leur donner suite, engendrées qu'elles étaient à son avis, par la crainte qui vous saisit toujours de voir s'écrouler au dernier moment vos espérances sur le point de se réaliser. Dès que Richard apparaîtrait, elles se dissiperaient comme brume au soleil. Et elle n'y songerait plus.
Au regard d'intelligence qu'elle lui adressa, Maître Bauzac comprit ce que sa sœur attendait de lui. Mais il était d'un avis différent. Il estimait trop aiguë l'inquiétude de la vieille servante pour éluder ses questions. Dans le désir où elle était de recouvrer la paix, il fallait la délivrer de ses mauvaises pensées. Or, il était en son pouvoir de la délivrer. Lui-même n'avait pas été sans s'interroger sur une possible défection de Richard. Il s'était trouvé aux prises avec les mêmes questions. Mais il ne fit jamais part à Mademoiselle Edmée de ses préoccupations, sachant qu'elle ne lui serait d'aucune clarté. À la réflexion seule, il demanda des apaisements. Elle lui apporta des certitudes. Il savait par quels arguments convaincre la vieille servante à son tour.
 
Il se carra dans son fauteuil, puis croisant bras et jambes :
 
- Je considère que Bertil est homme à n'avoir rien négligé, affirma-t-il posément.
 
Les sourcils de Mademoiselle Edmée se haussèrent dans des proportions démesurées.
 
- Mais pourquoi voudrait-il à tout prix garder Richard ? s'insurgea-t-elle sur le même ton d'incrédulité voulue, espérant encore contraindre son frère à la suivre d'autorité dans cette voie. Il n'est pas son seul fils que je sache ? 
 
Imperturbable, Maître Bauzac répliqua :
 
- Dans un certain sens, si, Richard est son seul fils. Et ceci expliquerait cela.
 
Il décroisa bras et jambes, posa ses deux mains bien à plat sur les accoudoirs, et fort de ses arguments :
 
- Réfléchissez ! dit-il, regardant tour à tour Mademoiselle Edmée dont le premier menton reposait sur le second menton en signe de réprobation, et la vieille servante dont les rides luisantes de larmes inscrivaient sur son visage le tracé de sa douleur.
- Vous savez tout autant que moi, combien Bertil a aimé sa première femme, la mère de Richard, notre pauvre et chère Elisabeth, et que jamais il ne l'a oubliée.
- Bertil ne s'est pas moins remarié, observa d'un ton sec, Mademoiselle Edmée.
- Mais la chose ne fait rien à l'affaire ! riposta Maître Bauzac. Disons plutôt que de la part des événements, il a subi une contrainte par corps. C'est l'enchaînement impitoyable des si qui démontre assez notre impuissance devant la fatalité du destin. Si le terrible accident qui provoqua la naissance prématurée de Richard, en même temps que la mort de sa pauvre mère, ne s'était produit, il est bien évident que Bertil ne se fut pas trouvé dans la douloureuse obligation de se remarier. Mais Richard est demeuré si longtemps un enfant menacé, puisque la saison écoulée, nous nous demandions toujours s'il verrait s'achever l'autre, Bertil se devait de prendre une décision. Lui-même fils unique, et à la suite de circonstances non moins déterminantes, ne pouvait s'exposer à demeurer sans héritier, sous peine de voir son nom disparaître avec Richard, et par voie de conséquence, la Compagnie tomber en des mains étrangères.
- Ce qui était valable hier, s'obstina Mademoiselle Edmée, ne l'est plus aujourd'hui, du fait que sa seconde femme lui a donné cinq enfants dont trois héritiers mâles. Et puisqu'il est maintenant de tradition chez les Maubressan, que ce soit le fils aîné qui succède au père, eh ! bien à défaut de Richard, ce sera l'aîné des fils du second lit, qui prendra la suite de Bertil. Il n'a donc aucune raison de le retenir.
- Il a au contraire toutes les raisons, trancha Maître Bauzac. Je vous affirmais à l'instant que Richard était son seul fils, j'entends par là qu'il est son fils préféré, parce que l'enfant né de son union avec Elisabeth. C'est la morte qu'il continue de chérir en lui avec tout le déchirement que nous pouvons imaginer, quand nous savons combien Richard ressemble à sa pauvre mère.
Si cet amour n'avait pas motivé ses actes, croyez-vous que Bertil, sa vie refaite et l'avenir de la Compagnie assuré par une descendance vigoureuse se fut préoccupé de cet enfant souffreteux, dont nul ne savait s'il vivrait ? Il l'eut abandonné aux Courmont. Et déclaré à son endroit, nulle et non avenue, la clause testamentaire, par laquelle Ludovic-Charles, fait devoir à sa descendance mâle d'observer le droit d'aînesse, afin stipule-t-il, de maintenir en sa puissance, cette Compagnie de Peaux et Fourrures, par lui fondée.
Or, si menacé que fut Richard, à aucun moment, Bertil ne l'a destitué de son droit d'aînesse. 
- L'Amour que cet homme portait à son enfant, effrayait mes pauvres maîtres. Il l'aime, disaient-ils, sans exclusive, comme un avare aime son or. Et de fait, cet homme avait grand peur que cet or ne lui soit dérobé.
Chaque fois qu'il s'en venait voir le petit à Hautes-Feuilles, c'était un crève-cœur pour lui de repartir à Montréal car il ne savait point s'il le reverrait vivant.
Une fois là-bas, il téléphonait chaque matin pour savoir comment s'était passée la nuit et chaque soir pour savoir comment s'était passé le jour. Et la voix de cet homme si riche et qui avait tant de monde à son service, la voix de cet homme tremblait devant la mort qui menaçait de jour comme de nuit d'emporter son petit au cours d'une crise d'asthme plus mauvaise que les autres.
- La guerre va encore ajouter à l'épreuve, poursuivit Maître Bauzac, soumettant à dessein la vieille servante à une rétrospective du passé, sachant par cette opération créditer le présent dans son esprit tourmenté ! Six longues années, Bertil sera dans l'impossibilité de revenir en France. De rares nouvelles lui parviendront. Mais une seule suffira pour lui apprendre la guérison de Richard. Aussitôt que le permet la cessation des hostilités, il accourt le chercher pour l'emmener enfin à Montréal.
Comment le drame n'éclaterait-il pas, effroyable comme la désillusion qu'il va éprouver, en apprenant que son fils aîné, l'enfant d’Élisabeth, celui qu'il investira un jour de ses charges, n'a pas de plus noble ambition que celle de succéder à son grand-père Courmont, sur les terres de Hautes-Feuilles. Bertil s'estime trahi.
- Ce n'est point sans raison que mes pauvres maîtres appréhendaient la réaction de Monsieur Bertil. Mais se taire pouvait faire le malheur du petit. Hélas ! Parler devait le faire aussi. 
 
En mémoire de ce passé dont ils demeuraient blessés, Mademoiselle Edmée abandonna ses positions et se rangea au côté de son frère et de la vieille servante pour se souvenir avec eux.
 
- Quels moments affreux ! s'exclama-t-elle, croisant les mains sur sa poitrine, comme pour comprimer une plaie qui se rouvrait soudain. Certes, nous savions que la situation créée serait difficile à vivre. Mais nous ne pensions pas que Bertil jugerait ses beaux-parents traîtres à sa cause. Et se retournerait contre eux. Je n'ai rien oublié de son injurieux discours. Et je considère qu'il s'est déshonoré à jamais pour avoir osé dire à nos pauvres amis : qu'ils avaient mis son absence à profit pour endoctriner son fils, de manière à le détourner des charges auxquelles sa naissance le destinait, à seule fin de le garder pour revigorer leur sang épuisé…
Et qu'étaient les Courmont, comparés aux Maubressan ? Peu de chose, vraiment.
Et que prétendaient-ils offrir à son fils ? Le domaine de Hautes-Feuilles ? Ce lopin de terre ? Quand Richard pouvait prétendre au monde entier ?  Ludovic-Charles, le fondateur de la Compagnie, avait fait de leur nom un renom. Il était promis à un avenir prestigieux. Et ils voudraient qu'à leur exemple, il croupisse à Hautes-Feuilles ? Ils devraient rougir de honte d'avoir si peu d'ambition pour leur petit-fils… C'était intolérable, d'autant plus intolérable que Bertil est redevable à ses beaux-parents de la vie de son enfant. 
- Aussi le petit ne l'a-t-il point toléré, puisqu'il s'est dressé face à son père. 
- Ce qu'il aurait fait dès que Bertil a commencé d'accabler nos pauvres amis, souligna Mademoiselle Edmée, non sans exprimer une implicite approbation.
- Je voyais bien qu'il le regardait avec des yeux fulgurants. Et je me disais que ça ne présageait rien de bon, parce que pas plus on ne pouvait contenir Monsieur Bertil, pas plus on ne pouvait contenir le petit. 
- En effet, dès que Bertil s'est arrêté pour reprendre son souffle, les paroles de Richard ont éclaté comme la foudre, et comme la foudre, elles ont frappé son père. 
 
Et Mademoiselle Edmée éprouvait encore à se rappeler ces instants, une satisfaction vengeresse.
 
- Quand à çà, le petit n'a point eu peur d'affronter Monsieur Bertil pour remettre les choses à leur juste place, en disant : que de trahison il n'y avait point, et qu'il veuille bien cesser d'outrager ses grands-parents.
Il avait toujours été instruit des charges auxquelles le destinait sa naissance. Mais par sa mère il était un Courmont, et de cette race le dernier surgeon. Il avait donc des charges également à remplir auprès de ses grands-parents. Et sans qu'ils ne l'aient jamais endoctriné pour le détourner des Maubressan. C'était de lui-même qu'il voulait sauvegarder le domaine des Hautes-Feuilles. Il était le patrimoine des Courmont, un jour il serait le sien. Il a dit encore que son droit d'aînesse ne saurait point constituer un empêchement. Il n'était qu'une clause testamentaire qui pouvait se modifier en faveur de son frère puîné. D'ailleurs, il serait plus apte que lui à gérer la Compagnie, parce que, élevé ainsi que ses frères dans le milieu de la pelleterie. Il ne souhaitait rien d'autre que de vivre à Hautes-Feuilles, même si ce n'était qu'un lopin de terre. Et il demandait à son père de bien vouloir prendre ses désirs en considération. 
- C'est la réaction de Bertil que nous attendions maintenant ! dit Mademoiselle Edmée dans un frisson.
- Le fait est qu'il n'avait plus figure et mes pauvres maîtres non plus. 
- Chacun de nous retenait son souffle, dans la crainte de ce qui allait suivre, continua Mademoiselle Edmée, toujours frissonnant au souvenir de ces instants. Nous n'entendions que le martèlement des aiguilles de la pendule qui faisait si bien écho au martèlement de nos cœurs dans nos poitrines. 
- Seul le petit semble n'avoir pas crainte de son Père. Il soutient la fixité de son regard avec une gravité qui n'est point de son âge. 
- Et fait comprendre à Bertil, repris Maître Bauzac et toujours à dessein, que la situation est sérieuse. 
- Maubressan se doit, dit la devise de leur maison. Richard ne faillira pas. 
- Monsieur, répondra-t-il glacial, votre mère eut sacrifié Hautes-Feuilles à la compagnie dont vous saurez que les intérêts sont primordiaux quand on a l'honneur de porter le nom des Maubressan. Et si vous n'avez pas vocation pour vous faire pelletier, le mieux est de vous apprendre le métier sans tarder pour vous faire changer d'idée. 
Des paroles passant aux actes, il saisira son fils au collet d'une poigne irrésistible, et dans cette posture combien humiliante pour Richard, il le poussera hors de la maison, le conduira jusqu'à la voiture garée dans la cour, le précipitera sur la banquette arrière, claquera la portière, puis il s'installera au volant et s'éloignera en trombe de Hautes-Feuilles, ce lieu de perdition pour son fils. 
- En vain nous porterons-nous sur la terrasse, soupira Mademoiselle Edmée. Nous espérions voir encore le pauvre enfant au passage de la voiture. Hélas ! Elle roule si vite que nous ne ferons que l'apercevoir, agrippé à la vitre, comme un prisonnier agrippé aux barreaux de sa prison. Il regarde dans notre direction. Il n'aura fait que nous apercevoir lui aussi. Nous sommes tous atterrés. Nous nous attendions si peu à ce dénouement. 
- Qui aurait jamais pensé ça de Monsieur Bertil ? Et qu'il ferait encore pire à mes pauvres maîtres ? 
- Bertil ne saurait se satisfaire de cette situation, enchaîna Maître Bauzac, elle n'est pas à son avantage. Il a cru faire un coup de force. Il n'a donné qu'un coup d'épée dans l'eau. La rupture escomptée ne s'est pas produite entre nos pauvres amis et leur petit-fils. Même transplanté à Montréal, Richard demeure l'héritier des Courmont, ce qui ne peut que compromettre son insertion à la Compagnie… Et l'entretenir dans son idée première de revenir à Hautes-Feuilles… Ce qu'il pourrait bien décider le jour de sa majorité qui le fera libre de sa personne…
Éventualité que Madame Pontarlieu, toujours dévouée à son neveu Bertil, et de surcroît sur place à Auxeuil, va s'employer à prévenir.
Elle ne reculera devant aucun mensonge pour amener les malheureux grands parents à rejeter leur petit-fils. Elle s'efforcera de les persuader : qu'il était un Maubressan qui s'ignorait. Et dans le fait qu'il ne leur écrivait point, il ne fallait voir que la preuve de ce qu'elle rapportait.
Tout cela dit sur le ton de la plus grande sincérité pour mieux les convaincre qu'ils avaient réchauffé un serpent dans leur sein, et les déterminer à prendre sans atermoyer la décision qui s'imposait, déshériter l'ingrat pour ne pas dire le monstre.
La rupture ainsi consommée, Richard se résoudrait à faire cause commune avec les Maubressan. 
- Mes pauvres maîtres comprenaient bien où Madame Pontarlieu voulait en venir. Mais ce qui leur faisait plus de mal encore, c'était de penser qu'elle agissait auprès du petit comme elle agissait près d'eux. Ne réussirait-elle pas à l'embobeliner ? Il était si jeune ! Elle savait si bien mentir ! Comment démêlerait-il le vrai du faux ? Quand ils avaient eux-mêmes de la peine à s'y retrouver !
Encore si Monsieur Pontarlieu avait pu voir le petit chaque fois qu'il se rendait à Montréal pour les besoins de leur négoce, il n'aurait point manqué de remettre les choses à leur juste place. Mais il ne voyait point le petit. Monsieur Bertil faisait bonne garde. Il savait l'oncle Pontarlieu du côté des Courmont. Et qu'il aurait servi d'intermédiaire entre mes pauvres maîtres et leur malheureux petit-fils pour qu'ils restent en relation. Ce que Monsieur Bertil ne voulait point.
Par contre, Madame Pontarlieu, elle qui n'était point du côté des Courmont, elle avait le droit de rencontrer Richard à volonté. Elle se montrait envers mes pauvres maîtres aussi impitoyable que Monsieur Bertil. Quand ils lui demandaient pourquoi le petit ne répondait point à leurs lettres : - Eh ! Mes pauvres, que vous dirait-il ? Se récriait-elle. Mais comprenez donc que Richard n'est plus le même garçon. Il a évolué depuis qu'il est parti. Il ne raisonne plus à votre manière. Il ne conçoit plus de s'établir à Hautes-Feuilles pour entretenir la mémoire des Courmont. Il a compris que son avenir n'était plus là. Et ses ambitions n'étant plus les vôtres, s'il ne répond plus à vos lettres, c'est qu'il n'a plus rien à vous dire. Mes pauvres maîtres ne se résignaient pas au silence de Richard, même s'ils le savaient voulu par Monsieur Bertil, et entretenu par Madame Pontarlieu.
Ne plus rien savoir du petit, c'était la vie qui se retirait d'eux.
Ainsi, par leur savoir faire dans le mal, cet homme et cette femme, les ont il fait mourir à petit feu. 
- Leur disparition ne va pas moins entraîner la ruine de leurs espérances, affirma, sentencieux, Maître Bauzac.
Richard leur échappe désormais. En dépit de leurs efforts, ils n'empêcheront pas nos regrettés amis, dans un acte ultime de confiance et d'amour, de léguer à leur petit-fils, le domaine de Hautes-Feuilles. Mais Richard n'a que dix-sept ans et demi. Bertil estime que rien n'est encore perdu. Il a pour lui le temps. À cet effet, il arguera de ce fameux droit d'aînesse pour retenir son fils. Il exigera qu'il ne prenne aucune décision relative à son avenir avant d'avoir atteint sa vingt-cinquième année.
Mais encore ne considérera-t-il sa décision libre de toute influence que s'il s'abstient de se rendre à Hautes-Feuilles durant cette période limite.
L'opinion de Bertil est que les Courmont n'auraient testé en faveur de leur petit-fils que pour le maintenir sous leur emprise. Il convient donc de mettre fin à cette emprise. D'où ces raisons draconiennes qui ne sont en réalité que de fallacieux prétextes, destinés à retenir le nouveau maître de Hautes-Feuilles loin de ses terres, à seule fin de permettre aux ronces de les investir et de proliférer jusqu'à ce que ne subsiste plus, sous ce magma informe la moindre trace du passé.
Bertil veut que le jour où son fils reviendra, ne retrouvant plus que ronces, orties et chiendent, il se sente étranger à ces lieux dévastés par le temps, et fussent-ils ceux où vécurent les Courmont, il renonce à s'y établir.
Et il attend la défection de son fils, autant que vous la redoutez, bonne et chère Péronne. Mais de cela, il ne saurait vous être fait reproche. Richard est parti si jeune que la question se pose en effet de savoir si ne s'émoussera pas son désir cependant qu'il fera le tour du propriétaire, et n'éprouvera plus l'enchantement du passé.
Confronté à une réalité qu'il ne fait qu'imaginer, n'aura-t-il pas le sentiment de s'être leurré ? Et ne repartira-t-il pas ?
Sachez Péronne, que je n'ai pas été moi-même sans m'interroger. Je puis donc répondre à votre inquiétude.
L'engagement pris par Richard de ne pas revenir à Hautes-Feuilles avant sa vingt-cinquième année, constituant pour son père une garantie plus que suffisante, Bertil ne lui refusera pas l'autorisation immédiatement sollicitée de correspondre avec nous.
Et c'est là où je voulais en venir depuis le début de notre entretien.
Si Richard devait réagir dans le sens où vous le craignez, Péronne, et où son père le désire, c'est que, insensiblement, il aurait évolué en faveur des Maubressan. Et nous aurions su qu'il se détachait de Hautes-Feuilles parce qu'il aurait eu moins de constance à vous écrire. Ce qui n'est pas le cas. N'a-t-il pas entretenu jusqu'à ces derniers jours une correspondance suivie avec vous ? 
- Le fait est, Maître Bauzac. 
- Alors, bonne et chère Péronne, n'ayez plus crainte. Sa fidélité envers vous est le garant de sa fidélité envers Hautes-Feuilles. Dites-vous bien que pas plus il n'y a destruction de Hautes-Feuilles, il n'y a conversion de Richard. L'une et l'autre ne sont qu'apparentes. La terre de Hautes-Feuilles ne continue pas moins de vivre sous les ronces. Et Richard n'est pas moins resté un Courmont sous l'identité d'un Maubressan. Dites-vous bien que n'aura pas lieu entre la terre de Hautes-Feuilles et son nouveau maître, la confrontation voulue par Bertil. À l’inverse de ce qu'il espère, c'est une fusion qui s’accomplira ! 
 
*
 
Un roulement de voiture surgit dans la rue, comme pour apporter confirmation à Maître Bauzac de ses propos. Ils se regardèrent, n'osant croire, écoutant cette voiture ralentir, puis s'arrêter devant l'étude notariale. Une portière claqua. Sur un mode joyeux et familier, on heurta l'anneau de bronze contre la porte massive.
 
- Cette manière de frapper, impossible de se tromper ! dit Maître Bauzac, quittant son fauteuil pour s'élancer dans le vestibule.
 
Mademoiselle Edmée et Péronne suspendirent leur souffle. Il leur sembla que Maître Bauzac n'en finissait pas de tirer les verrous intérieurs, de tourner la clef dans la serrure. Enfin, il ouvrait l'un des battants !
Comme la sonnerie d'une trompette royale, annonçant l'arrivée du héros, un cri retentit aussitôt :
 
- Richard ! 
 
Et faisant écho un autre cri :
 
- Parrain ! 
 
Dans un même transport de joie mêlée de larmes, ils s'étreignirent longuement.
 
- Quel bonheur de te revoir, mon enfant ! Ah ! Quel bonheur. Depuis si longtemps ! 
- Ah ! Parrain, j'ai bien mérité de vous tous. 
 
Galvanisée, la vieille servante s'extrayait seule, des profondeurs du fauteuil.
Mademoiselle Edmée s'empressa de la soutenir. Mais elle n'entoura ses fragiles épaules de son bras que pour se soutenir elle-même. Elle était si émue qu'elle était prise d'une faiblesse inattendue.
 
Elles demeurèrent à l'écoute de la conversation.
 
- Quand ma sœur nous affirmait que tu nous arriverais bien avant l'heure indiquée par toi ! disait Maître Bauzac.
- Est-ce que Marraine n'a pas toujours raison ? répondait Richard sur ce ton enjoué qui lui était naturel et qui rendait son commerce si aisé. Pourtant ces derniers kilomètres m'ont paru plus interminables que ces dernières années. Il me semblait que je n'arriverai jamais ! 
- Ce qui veut dire que tu as roulé comme un bolide, n'est-il pas vrai ?
- Rassurez-vous, Parrain, je n'ai rencontré âme qui vive sur les routes menant à Auxeuil. 
- Mais si elle n'avait pas été plus matinale que toi, tu aurais pu croiser Mamé sur ces mêmes routes ! 
- Comment, Mamé est là ? 
- Elle est venue de Nosay à pied jusqu'à Auxeuil ! 
- Imprudente Mamé ! Ah ! Combien imprudente Mamé ! Cependant je ne la gronderai pas. Je suis si heureux de pouvoir déjà prendre possession d'elle ! 
- Et plus heureuse encore sera-t-elle de prendre possession de toi ! Ne la faisons pas attendre, mon enfant. 
 
Ils parcoururent d'un pas vif le long vestibule dallé noir et blanc. Et le cœur de la vieille servante battait à toute volée à mesure qu'ils approchaient.
Soudain, il lui sembla qu'un prodige s'accomplissait sous ses yeux.
Dans l'encadrement de la porte, Richard se présentait.
Elle demeura sans voix, ainsi que Mademoiselle Edmée, l'une et l'autre saisies par son apparition, car il resplendissait de tous les signes héréditaires que sa personne réunissait.
Des Courmont il possédait ces noirs cheveux qui le dépitèrent si longtemps. Ils bouclaient sans autre convenance que la leur. J'ai des cheveux de fille !  enrageait-il. Jusqu'au jour où il eut entre les mains Les légendes de la Grèce Ancienne. Des gravures l'illustraient. Et chacune représentait guerriers et dieux avec des chevelures et des barbes si minutieusement bouclés, qu'il reconsidéra la question. À défaut de barbe, il établit des comparaisons flatteuses avec sa propre chevelure, et dès lors, il l'estima comme un ornement viril et digne d'envie.
Des Courmont, il avait ce teint bronzé comme les blés mûrs. Et du visage, l'expression, fière, ardente, généreuse.
Des Courmont, il avait les yeux gris aile de ramier, et le même regard tendre, grave, profond.
Des Courmont, il avait du sourire, le même charme prenant, ce sourire qui allumait soudain une fossette au creux de chaque joue… Ces fossettes le mortifièrent également jusqu'à ce qu'il leur trouve une explication valable. Un jour, il déclara : Comme l'or est authentifié par un poinçon, nos poinçons à nous, les Courmont, ce sont nos fossettes. Et cette explication fit qu'il accepta ses fossettes.
Des Courmont, il avait cette voix chaleureuse, pénétrante, communicative, et qui achevait de séduire quiconque l'approchait. Pour le meilleur et pour le pire ! disait-on avec une feinte résignation, ce qui était une façon déguisée d'exprimer l'admiration qu'il provoquait, l'attachement qu'il suscitait, la confiance qu'il inspirait… Il faudrait, si besoin était, inventer d'autres qualificatifs pour le louer, disait-on encore. Il les méritait tous ! C'était un être privilégié auquel on ne donnait que la fine fleur de soi-même.
 
Tous les trois le regardaient, fascinés.
 
Mais lui ne voyait que la vieille servante et s'émerveillait de la retrouver telle qu'il l'avait toujours connue. Toute de noir vêtue et mise à la mode de ses jeunes années, sa jupe très froncée tombait en plis lourds, effleurant ses chevilles. Fermé au col par une broche en or, un caraco enserrait étroitement son buste et s'épanouissait en corolle autour de sa taille. Sur ses épaules, une pèlerine ronde, dentelle de laine tricotée par ses soins, ainsi que ses bas.
Elle enfermait ses cheveux dans un carré de soie qu'elle appelait mouchoir de tête, et de façon si sévère qu'emboîtant sa nuque ridée, il ne laissait à découvert que deux bandeaux neigeux s'ouvrant sur un doux visage ivoirin, très finement craquelé. Le bleu de ses yeux se fanait délicatement. Et si ses lèvres violissaient comme une rose se flétrit, le sourire gardait toute sa grâce d'antan.
Mais il n'était pas sans remarquer combien ces dernières années son corps s'était amenuisé. L'âge bien sûr, mais le chagrin aussi. Celui qu'on tait.
 
- Ah ! Puisse-t-elle vivre longtemps encore pour lui rendre au centuple cet amour qu'elle n'avait cessé de leur dispenser tout au long de sa vie, aux siens comme à lui. 
 
Richard l'attira dans ses bras, et là tint longtemps embrassée.
 
- Mamé ! Mamé ! ne savait-il que répéter, bouleversé de tendresse. Et elle, moitié riant, moitié pleurant, ne savait que répondre : Mon fi ! Mon fi ! 
 
Enfin il s'écarta doucement de lui, et la maintenant aux épaules :
 
- Laisse-moi te regarder encore que je puisse en croire mes yeux ! Tu es restée la même ! 
- Je n'en dirai point autant de vous, mon fi, car c'est un enfant qui est parti, et c'est un homme fait qui nous revient. 
- Et un homme bien fait ! ajouta Mademoiselle Edmée.
- Ravi de vous plaire, Marraine ! 
 
À son tour, il l'attira dans ses bras, et bien tendrement l'embrassa.
 
- Oui, mon cher enfant, tu nous reviens superbe, et plus appréciable encore, oserais-je dire, sans avoir perdu une once de ta malice. Mais saches que tu me plairais encore davantage, si tu voulais faire honneur à ma gelée de framboises. Si je me souviens avec précision, de tous tes défauts, le moindre était ton goût marqué pour la gelée de framboises ! 
- Chère Marraine, étant donné la persistance de mes défauts, j'ai toujours un goût marqué pour la gelée de framboises. Et puisque vous avez eu la gentillesse de vous en souvenir, voilà qui place mon retour sous les meilleurs auspices ! 
 
Un grand froid pénétra la vieille servante comme il s'exprimait ainsi. Les mauvaises pensées reprirent possession d'elle avec force de vérité.
 
- Rien ne fera pour sauver le petit. Rien. Même s'il est resté un Courmont, et plus vrai que tous les Courmont réunis si c'est possible, je sais sans pouvoir expliquer ni pourquoi, ni comment, mais je sais que je ne le retrouve que pour mieux le perdre. 
 
Elle crispait ses mains, l'une contre l'autre. Elle enfonçait ses ongles dans ses paumes et luttait contre ses larmes. Elle se révéla impuissante à les contenir. Et Richard les voyant affluer sur ses joues, se pencha vivement vers elle :
 
- Mais tu n'as plus aucune raison de pleurer. Ne te suis-je pas rendu ?
- Aussi est-ce de joie que je pleure, mon fi, s'empressa-t-elle de répondre, désireuse de rassurer chacun.


 


Table

 
HAUTES-FEUILLES
 
 
 
 
Chapitre I page 5
Chapitre II page 28
Chapitre III page 35
Chapitre IV page 45
Chapitre V page 51
Chapitre VI page 118
Chapitre VII page 215
Chapitre VIII page 238
Chapitre IX page 251
Chapitre X page 280
Chapitre XI page 308
Chapitre XII page 341

 
 

Maizeron
7 novembre 2010
© RoselynePatinet Vincent

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